« Vous aussi, comme Alexandra, remettez l’Humain au cœur de votre organisation »

Aujourd’hui, nous cherchons tous à devenir plus humain, à rendre nos entreprises humaines, à mettre l’humain au centre de la société et des préoccupations. Dans une forme de consensus assez cacophonique, on s’accorde depuis tous bords sur la nécessité de faire passer l’humain d’abord.

Je pense, de mon côté, que ce projet pose problème. D’abord, pour des raisons sémantiques (le flou de la notion pénalise les initiatives réelles), mais aussi car « mettre l’Humain au centre » est en opposition avec ce qui devrait nous importer aujourd’hui : construire des futurs concrets, collectifs et désirables.

Qu’est-ce qui est humain ?

« On cherche à promouvoir une organisation plus humaine » ; « Notre approche est centrée sur l’humain » ; « On cherche à construire un futur réellement humain » ; « On a essayé d’être le plus humain possible »…

L’adjectif « humain » est utilisé pour qualifier quelque chose de valorisé, de bon, de sensible. Dans une organisation, une approche « humaine » indique qu’on s’intéresse aux gens, qu’on va être le plus gentil possible avec eux, qu’on va écouter leurs émotions. Ce qui est étonnant, c’est d’utiliser le terme humain pour désigner ce genre d’attitude. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour moi cela pointe 2 sens problématiques : d’abord, on « naturalise » certains comportements, comme étant essentiellement de notre espèce, ce qui exclut leurs opposés à l’extérieur du champ des choses que font (ou devraient faire) les homo sapiens… « On a eu une approche humaine de cette réorganisation ». Est-ce à dire qu’une approche technocratique serait inhumaine ? Et que celui ou celle qui ne s’intéresse pas aux émotions de ses collègues ne mérite plus d’appartenir à l’espèce ? Pas très « humain » comme façon de procéder…

Si il est tentant de rejeter comme non naturel ce que l’on réprouve, c’est aussi une façon de ne pas pouvoir régler concrètement les problèmes (si on a affaire à quelque chose d’ « inhumain », à quoi sert d’essayer de comprendre et d’agir ?).

Autre problème lié au qualificatif « humain » : il est flou ! « J’aimerais que tu sois un peu plus humain dans ton approche » : qu’entend-on ? Que tu sois à l’écoute ? Gentil ? Doux ? Il s’agit d’une forme de pudeur, qui met dans un grand paquet mal défini toutes les choses sensibles : « « c’est vraiment un manager très humain ». Or, si on pense qu’il s’agit de qualité, de comportements vertueux, alors il importe de les nommer de façon précise, pour pouvoir les défendre, les diffuser, favoriser leur adoption au sein des groupes considérés. Souhaite-t-on que les managers de l’entreprise soient plus à l’écoute ? Qu’ils soient conscients de leurs émotions, de ce qu’ils éprouvent ? Qu’ils sachent en parler ? Qu’ils démontrent une empathie vis-à-vis de leurs subordonnés ? Qu’ils soient gentils ? Attentionnés ? Généreux ? Doux ? Tendre ? Compatissant ? On se donnera plus de chance d’obtenir les résultats souhaités si on sait décrire ce que l’on cherche.

Donc, comme on est tous humains, assez logiquement, tout ce qu’on fait est humain. Si on souhaite prescrire certains comportements, il est bon de pouvoir les nommer précisément.

En plus d’avoir des comportements plus « humains » ou de favoriser l’émergence d’organisation, de structure « humaines », il s’agirait aussi de remettre l’Humain au centre, de nos préoccupations, de l’entreprise, de la société, du monde…

Ça semble une bonne idée non ?

Non.

C’est qui, cet humain à remettre au centre ?

Ce n’est pas une bonne idée car, comme l’adjectif humain est flou et porte une intention bizarre (rejeter en dehors de la naturalité, de l’espèce, certains types de comportements, pourtant portés par des êtres humains), le substantif idéalisé, Humain (avec un grand H) est une notion floue et dangereuse. Deleuze parle de « gros concept, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. », qui forment une pensée nulle. On peut avoir une pensée et pour autant être concret : de qui parle-t-on quand on parle de remettre l’Humain au centre de l’organisation ?

Le projet « remettre l’Humain au centre de l’entreprise » ressemble pour moi à une entreprise de dissimulation. Derrière quelque chose qui semble en effet inattaquable (qui veut le contraire ? Qu’est-ce que ça voudrait dire ne pas mettre l’Humain au centre de l’organisation ?) réside un projet (peut-être inconscient) d’effacement de l’existence d’intérêts contradictoires dans tout groupe. Dans une entreprise, dans une société, il existe des gens, des individus, qui n’ont pas tous les mêmes intérêts, la même vision du monde. Alors, s’agit-il d’augmenter les primes des salariés les moins bien payés ? De favoriser la créativité des cadres ? D’augmenter le temps de présence des agents de maintenance ? D’avoir un service client plus réactif et plus chaleureux ? D’augmenter le budget des RH ? De nommer un « happiness manager » ? De déléguer le contrôle managérial aux salariés eux-mêmes ? On le voit, derrière une intention louable mais abstraite résident nécessairement des projets concrets qui vont servir certains et pénaliser d’autres. Ne vaudrait-il pas mieux les exposer clairement ?

Personne ne sert l’Humain en général. La société est faite de groupes humains qui défendent leurs intérêts. Le recours à l’abstraction ne fait que masquer l’intérêt de certains en pénalisant des constructions collectives concrètes.

Et c’est quoi, ce centre ?

Cette volonté de mettre un Homme abstrait au centre de toute chose pose le double problème du référent (on vient de le voir : de qui s’agit-il ? De l’occidental riche et consommateur ou de la paysanne chinoise ?) et de l’intention. Le centre, c’est l’étalon, la mesure. Pourquoi faudrait-il que nous regardions le monde et ce qui nous entoure avec nous, notre espèce au centre ? Pourquoi faudrait-il que nous soyons l’étalon de toute chose ?

Face à la catastrophe écologique, à l’explosion des inégalités, à la sensation que l’avenir nous échappe, il importe au contraire de se situer comme un parmi d’autres. Et cela, à tous les niveaux. De l’individuel (cesser de se considérer si spécial est libérateur et permet de donner de l’énergie à des projets positifs) jusqu’aux grands groupes que nous formons (nous faisons partie d’écosystèmes fragiles et complexes, qui tentent de fonctionner malgré nous) en passant par nos entreprises et nos organisations (comment coopérer, faire alliance pour des résultats mutuellement bénéfiques ?). Trouvons une place pérenne qui nous permette de fonctionner avec ce et ceux qui nous entourent.

Nous avons d’avantage besoin de nous décentrer, pour trouver une place juste qui nous libère de nous-même et qui nous permette de vivre avec les autres.

Conclusion : « Vous aussi, comme Alexandra… », fuyez les abstractions pour construire un futur concret, collectif et désirable !

L’Humain au centre, cela ressemble à un conte, séduisant en apparence, mais qui permettrait en réalité le maintient d’un statu quo en appauvrissant la recherche d’une plus grande sensibilité, en masquant l’existence d’intérêts contradictoires et en nous poussant à l’auto-satisfaction d’une place certes jouissive mais qui contribue à notre auto-destruction.

En réalité, « l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. […] L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » (Foucault)

Alors, quels peuvent être les problèmes d’aujourd’hui ? Ceux qui prendraient acte de l’état du monde et qui pourraient contribuer à nous rendre plus résilients, plus joyeux ?

Quelques propositions :

  • Comment se connecter à sa puissance d’agir, aux interactions sensibles et aux collectifs et sortir de nos technococons ?
  • Comment fonder des actions collectives puissantes et porteuses et sortir de l’atomisation, quand les traditions ne fonctionnent plus ?
  • Comment créer les structures organisationnelle de demain, quand on ne sait pas ce que sera demain ?
  • Comment fixer collectivement des limites à nos sociétés de croissance dans un monde qui semble au bord de la rupture ?
  • Comment penser des avenirs qui font envie, quand les prédictions sont si sombres ?