Une synthèse utilisable et vivante
J’ai lu Manager par l’approche systémique (« Manager par l’approche systémique – S’approprier de nouveaux savoir-faire pour agir dans la complexité ». Groupe Eyrolles, 2011) il y a quelques mois, à la recherche d’éléments de méthode pour le cadrage de nos interventions. Nous sommes facilitateurs et facilitatrices, notre boulot est de concevoir et d’animer des séquences d’intelligence collective. Depuis des années, je suis convaincu que la phase amont de nos accompagnement est cruciale : la discussion avec le client, la capacité à le faire évoluer pour s’accorder sur un objectif sont des facteurs clés de succès de nos interventions.
Ce livre, donc, propose une approche très structurée de la question du cadrage. Mais il va aussi beaucoup plus loin.
Ecrit par Dominique Bériot, un consultant très expérimenté, ancien DRH, spécialiste des questions de changement, il propose un cadre méthodologique complet pour aborder des transformations dans une organisation, largement inspiré des travaux de l’école de Palo-Alto.
Dans cette synthèse, je souhaite mettre en avant d’une façon simple, digeste et utilisable quelques éléments clés, autour des questions de changement en général et de cadrage en particulier.
Synthèse en 1 minute
En synthèse très simplifiée, voici les 3 idées clés que j’ai retenu de ce livre et que je développe dans cet article :
- Face à une problématique de changement, notre tendance est de dérouler les questions classiques de la méthode analytique : rechercher des causes, donner des explications psychologiques, appliquer des modèles pré-existants. Or, une organisation est un système complexe, il faut donc adopter une approche systémique et abandonner la prétention à vouloir comprendre le fonctionnement de l’organisation pour nous centrer sur les effets souhaités.
- Lors du travail de cadrage, il s’agit d’adapter sa posture de consultant pour questionner dès que possible son client sur son “objectif N+1”. Ne pas chercher donc, à traiter sa demande telle quelle, mais poser la question : “au service de quoi”, pour générer du sens et s’assurer de la cohérence entre l’objectif N+1 et la demande.
- Enfin, le changement résulte du choix d’une stratégie que le système nous révèle si on sait l’écouter. Celle-ci peut être “évolutive” ou de “rupture”. Elle s’applique au système que forment les acteurs et se concrétise par des actions qui permettent d’atteindre l’objectif N+1. Ensuite, il s’agit, davantage que de planifier, de mettre en place des régulations.
Synthèse en 10 minutes
Voici une synthèse plus complète et actionnable.
Je propose, pour que cela soit le plus digeste possible, de filer celle-ci autour d’un cas concret décrit par l’auteur dans son livre.
Sommaire :
1/ Présentation du cas : une PME qui doit changer de système informatique
2/ Comment aborder le changement
3/ Le cadrage de la demande
4/ Modélisation et stratégie
5 / Initier et réguler le changement
1/Présentation du cas : Une PME qui doit changer de système informatique
Nous sommes appelés par M. Auber, membre de l’équipe informatique d’une grosse PME. Il a un problème : ses supérieurs ne prennent pas de décision sur le sujet de l’évolution des systèmes informatiques financiers, ce qui grippe complètement le fonctionnement de la DSI et fait porter des risques à l’entreprise.
Le contexte. L’ancien directeur financier a commandé une étude, il y a 3 ans sur les évolutions des systèmes informatiques financiers de l’entreprise. Depuis, il est devenu directeur général et s’est éloigné du sujet. Quelques mois après la commande de cette étude, c’est le nouveau Directeur informatique (DSI) qui tire la sonnette d’alarme : il faut impérativement faire évoluer rapidement les systèmes informatiques de l’entreprise, au risque de se retrouver avec quelque chose qui n’est plus maintenable. La situation actuelle est, de plus, très onéreuse.
Le nouveau DSI relance une étude, puis part, une offre alléchante l’ayant attiré chez un concurrent. Son remplaçant donne mission à M. Auber de prendre en main le sujet. Celui-ci mobilise une équipe de 25 personnes pour mener le projet. L’étude propose 3 scénarios : un changement a minima, qui ne répond pas à l’ensemble des besoins, mais permet à la direction financière d’atteindre ses objectifs ; une approche par phase dont personne ne veut ; et le scénario 3, plus ambitieux, qui prend en compte les besoins de l’ensemble des directions.
C’est M. Filaire, Directeur financier depuis un an qui est décideur sur le projet. Il anime un organe de pilotage réunissant son adjoint, le DSI et ses collaborateurs dont M. Auber. Filaire soutient le scénario 1, le changement a minima. Auber le 3. Le DSI ne se mouille pas.
Les 15 directions de l’entreprise ont des besoins importants auxquels la DSI a du mal à répondre. 5 directeurs lui ont fait part de leur adhésion au projet. Suite à un comité de pilotage, le scénario 3 est repoussé par l’adjointe du Directeur financier, sans plus d’explication. 3 mois après, aucune décision n’a été prise. Les demandes s’accumulent, mais rien ne bouge. M. Filaire n’avance pas et Auber n’a pas accès au DG.
M. Auber se tourne donc vers nous : comment pouvez-vous m’aider ? J’ai besoin qu’une décision soit prise !
Que faire ?
2/ Comment aborder le changement
Dans ce livre, Dominique Bériot, nous présente donc ce qu’il appelle l’approche systémique du changement. Il définit le changement ainsi : “le but d‘un changement consiste donc à établir une cohérence satisfaisante entre un fonctionnement (ou des comportements) et une cible vers laquelle on veut tendre”. Il s’agit d’intervenir sur des relations récurrentes entre des acteurs pour modifier le fonctionnement du système.
La première question qu’il pose, en tant que consultant, est celle des rôles. Pour faire simple, il s’agit, en tant qu’intervenant externe, d’identifier ce que “jouent” les acteurs dans la situation, qui n’est pas leur fiche de poste officielle. Dans notre cas, M. Auber qui nous contacte est le “demandeur”, mais il n’est pas “décideur”. Ce n’est pas lui qui a la main pour mettre en oeuvre le changement souhaité, ce qui va avoir des impacts sur notre façon de considérer l’intervention.
2.1/ L’approche “classique”
Face à la demande de M. Auber, l’approche classique du consultant consisterait à adopter une démarche analytique. Si il y a un blocage dans la prise de décision (et plus généralement dans un changement souhaité), il convient d’en identifier les causes. Répondre à la question “pourquoi”. Pour cela, on pourrait organiser des interviews de chaque personnes concernées : M. Filaire, le DG (si possible), M. Auber, des membres du service informatique, des Directeurs concernés… Puis, à l’issue de ce diagnostic, proposer des recommandations : une adaptation des scénarios, un atelier réunissant certains Directeurs… On appliquerait des méthodes ayant fonctionné lors d’autres interventions : conciliation, méthode de suivi du changement…
L’approche analytique considère l’organisation comme un système “mécanique” qu’il s’agit de réparer, en identifiant causes et responsabilités puis en en proposant la juste intervention, déduite de l’expertise du consultant. C’est très bien décrit par Aaron Dignan dans son livre Brave New Work (une synthèse ici).
Sa limite : elle autorise, finalement, le système à résister et à revenir au statu quo. C’est le principe d’homéostasie qui fait qu’un système tend à revenir à son point d’équilibre (en l’ocurrence, le fait de ne pas prendre de décision)
2.2/ L’approche systémique
L’approche systémique vient questionner fondamentalement cette démarche. C’est un changement de paradigme majeur :
“Cette approche a quelque chose de révolutionnaire dans notre culture en ce qu’elle consiste, entre autres, à faire l’impasse sur la recherche des causes, à renoncer à l’interprétation psychologique et à éviter le recours à des modèles. Ce sont sans doute là les trois abandons les plus difficiles à admettre.”
Deux points, en effet, viennent contrer les soubassements de l’approche analytique. Tout d’abord, les organisations humaines ne sont pas des systèmes mécaniques. Ce sont des systèmes vivants, complexes, au sein desquels les interactions produisent des effets qui ne sont pas prévisibles. Les outils ne sont donc pas les bons. Plus profondément, c’est notre attitude qui pose problème : il n’y a pas besoin de comprendre pour permettre le changement ! Paul Watzlawick, un des grands auteurs de l’école de Palo-Alto le dit ainsi : “très peu de changements comportementaux ou sociaux sont accompagnés, à plus forte raison précédés, d’une prise de conscience des péripéties de leur génèse”
Au contraire, “la logique systémique incite à se détacher du problème pour se consacrer prioritairement à ce que le système pourrait obtenir si le problème n’y faisait pas obstacle.” On oublie donc le diagnostic initial par défaut, qui ne nous donnera aucune clé pour aider l’organisation à changer.
Alors que faire ?
“Toute intervention est spécifique et sujette à des variations multiples, indéfinissables à l’avance et ne peut pas par conséquent s’inscrire dans une méthode standard. C‘est pourquoi je propose de formaliser l’approche systémique par une succession de grandes étapes qui serviront de repères.”
1/ Cadrer la demande
2/ Représenter l’impact des acteurs
3/ Elaborer une démarche stratégique
4/ Engager une dynamique de changement
En transverse : réguler le système
Je vais détailler ces étapes, en insistant en particulier sur ce qui me semble clé dans l’ouvrage : le cadrage de la demande.
3/ Le cadrage de la demande
Comme toute intervention d’un consultant, une démarche d’accompagnement systémique au changement démarre… par une conversation. Mais celle-ci va être légèrement différente de ce que serait un entretien classique. C’est le cadrage systémique de la demande. Nous allons détailler l’approche, mais avant cela, il importe d’être au clair sur les objectifs de ces échanges. L’objectif partagé avec le demandeur / client est de clarifier sa demande, afin de pouvoir ensuite la traiter.
En tant qu’intervenant, on a 3 autres objectifs, qui ne sont pas nécessairement formulés au demandeur.
- Un objectif relationnel : l’entretien est l’occasion d’instaurer une relation de confiance et de commencer à faire évoluer les représentations du demandeur. “Ceci implique un travail rigoureux d’écoute, de recueil d’informations et de reformulation.”
- Un objectif opérationnel : l’entretien doit faire émerger la clé de voûte de l’accompagnement – l’objectif N+1 et son lien avec la demande. Il doit permettre de plus de récolter des informations sur les 10 composants fondamentaux. Nous détaillons plus loin ces concepts.
- Un objectif décisionnel : l’entretien doit permettre de savoir si on veut (ou peut) intervenir sur le sujet.
C’est une des grandes forces de l’ouvrage : proposer une méta-méthode concrète, utilisable, simple pour cadrer une demande et s’assurer que l’on part dans la bonne direction. Cette méthode s’applique à différents types d’intervention : conseil ou facilitation.
Allons-y !
3.1/ Au départ est la demande
Toute intervention démarre par une demande, exprimée par le demandeur. Mais, et je l’ai appris avec les années, on ne fait jamais, in fine, exactement ce qui a été demandé au début. Pour Dominique Bériot, il existe 3 types de demandes, qu’on pourrait illustrer avec le cas de M. Auber, qui nous a contacté :
- La demande problème : ça ne marche pas, le directeur financier ne veut pas prendre de décision, nous sommes bloqués ! La demande problème est une forme d’appel au secours, il y a besoin d’aide pour faire évoluer une situation bloquée
- La demande solution : dans ce cas, M. Auber est convaincu des bienfaits de la Communication Non Violente et souhaite que nous organisions une formation qui réunirait le CODIR et permettrait, selon lui, de faire passer des messages à M. Filaire. Les demandes solutions concernent une action précise. Elles sont piégeuses pour les consultants, car le demandeur pense alors être au clair : je vous ai demandé (au choix 🙂 une formation / une transformation / un accompagnement au changement…
- La demande objectif : “Il est une troisième forme de demande d’aide qui se caractérise par la formulation d’un souhait ou d’un besoin d’orienter l’entreprise vers un objectif global, sans idées préconçues sur les moyens d’y parvenir.”
Face à une demande classique (problème ou solution), le risque est de s’intéresser à l’objet de cette demande et de l’approfondir. Cela serait la chose naturelle à faire, or la démarche invite à effectuer un pas de retrait : “la logique systémique exige impérativement de trouver le lien de cohérence entre la demande et un objectif de niveau supérieur, dont dépendra la suite des informations à recueillir.”. Ce n’est pas simple car le demandeur ne comprend pas, voire n’apprécie pas qu’on questionne la pertinence de sa représentation de la situation (surtout en cas de demande solution).
La première question à poser n’est donc pas : “pourquoi souhaitez-vous cela”, mais “au service de quoi souhaitez-vous cela” ou “pour aboutir à quoi” ou encore “pour parvenir à quoi”. Nous allons chercher l’objectif N+1 et son lien de cohérence avec la demande.
3.2/ Les 10 composants fondamentaux
Lors de l’entretien de cadrage, un de nos objectifs est donc d’identifier ce que Dominique Bériot appelle les “composants fondamentaux”. Des éléments communs à toutes situation de changement dans une organisation et qui ont un impact fort sur son évolution. Il y en a 10. Ils sont regroupés en 3 familles : les informations porteuses de sens ; le système à considérer ; les marges de manœuvre du système.
Les informations porteuses de sens : il s’agit des éléments qui vont nous permettre de saisir la demande de façon stratégique et d’orienter ensuite le recueil des informations, ainsi que la suite de la démarche.
- La demande : nous en avons parlé au-dessus. La demande est ce qu’exprime le demandeur.
- On obtient son expression en posant la question : “que puis-je pour vous ?”
- Dans le cas de M. Auber, la demande est la suivante : amener le comité projet à valider le scénario 3, qui consiste dans la réalisation d’un projet global de refonte des systèmes comptables et financiers
- Le déclencheur : qu’est-ce qui fait que le demandeur nous exprime cette demande maintenant ? Cela permet notamment d’identifier la position du demandeur par rapport au sujet (est-il décisionnaire ?).
- La question : “qu’est-ce qui a provoqué cette demande ?”
- Pour M. Auber : la lassitude, mêlée de colère du fait de l’absence de décision, ajoutée à la pression des directions opérationnelles
- Les niveaux d’objectifs : ce point est le cœur du cadrage de la demande. Lorsque le demandeur présente sa demande (problème ou solution), il a l’impression de formuler un objectif. Notre enjeu est de monter d’un niveau logique est de lui faire formuler l’objectif N+1 et de s’assurer de son lien avec la demande. Cela permet de donner du sens à l’ensemble de la démarche et d’orienter notre intervention dans la complexité du système. “Il s’agit en fait d’identifier un objectif commun pour les protagonistes, une sorte de contrat sur lequel chacun va devoir s’engager.” C’est un point de départ et un fil rouge, pas nécessairement un point d’aboutissement.
- La question : “vous voulez [redire la demande] pour parvenir à quoi ? ou pour obtenir quoi ?”
- L’échelle logique : on passe de N à N-1 en posant la question “comment faire”, on passe de N à N+1 en demandant “pour quoi” (en 2 mots !)
- Pour M. Auber, l’objectif N+1 est : disposer d’ici 3 ans d’un système de gestion financière et comptable adapté à l’environnement économique et informatique
- Les résultats à atteindre : quels sont les résultats attendus de l’objectif N+1 ? On cherche à avoir des preuves tangibles, à donner un contenu précis à l’objectif.
- La question : “à quoi constaterez-vous que l’[obj N+1 (à citer)] est atteint ?”
- Pour M. Auber, les résultats à atteindre sont les suivants : coût réduit de 20 % d’ici 5 ans ; une capacité à assurer en propre la maintenance ; un outil de pilotage efficace
Le système à considérer : il s’agit de considérer le système dans sa juste dimension. On veut limiter la complexité du sujet et ne pas récupérer des informations sur l’ensemble des individus qui composent l’organisation. Mais on veut voir suffisament large pour ne pas se priver de leviers d’intervention. Ce sont les acteurs qui vont nous intéresser (”Les organisations n’existant que par la présence des hommes”) et leurs relations récurrentes, au regard de l’objectif N+1.
- Les acteurs : qui sont les personnes qui peuvent être des ressources ou des freins ? Il s’agit d’anticiper les éventuelles résistances, en gardant en tête l’objectif N+1 qui permet d’avoir le bon périmètre de réflexion.
- Les partisans du scénario 3 : M. Auber et son adjointe ; 80 % du service informatique ; les directeurs opérationnels (dont 5 en particulier). Les opposants au scénario 3 : M. Filaire (le Directeur financier), le Directeur financier adjoint. Position neutre : le Directeur informatique. Position inconnue : le Directeur général.
- Les relations récurrentes : quels sont les liens, les relations qui unissent ces acteurs et qui ont tendance à se répéter dans le temps ? Cela va nous permettre d’identifier les leviers de changement.
- Les enjeux : qu’est-ce que les acteurs ont à gagner ou à perdre dans la situation ?
- Pour l’équipe informatique : développer ses compétences et sortir du malaise de la situation. Pour l’entreprise : avoir un outil de pilotage adapté ou en changer dans 5 ans, avoir une équipe informatique performante et motivée
Les marges de manœuvre du système : il s’agit de recenser les informations qui nous aideront à savoir comment le système peut réagir aux différentes interventions que l’on pourrait proposer.
- Les contraintes ou ressources : afin de pouvoir définir ensuite la stratégie, il est essentiel de bien comprendre ce que peut le système et ce qui va l’empêcher. “Paradoxalement, la recherche de contrainte est plus féconde que le repérage des ressources”
- Le coût du changement du scénario 3 est le plus élevé. Un grand nombre d’acteurs est impliqué dans le projet. Les évolutions informatiques qui rendent le système actuel obsolète. Le coût du système actuel trop élevé par rapport aux normes. La grande disponibilité de la division informatique. L’adjointe du chef de service informatique et son équipe, qui sont très motivés.
- Les solutions tentées ou envisagées : questionner sur ce qui a déjà été fait ou ce qui est prévu permet d’éviter de proposer plus de la même chose
- De nombreux entretiens entre M. Auber et le DSI. La présentation du projet au comité projet
- Les évolutions prévisibles : afin d’être sûr de pouvoir adapter notre proposition au moyen terme, il faut questionner tout évènement futur susceptible d’avoir un impact sur la démarche
3.3/ Mener l’entretien de cadrage – conseils
Comment mener cet entretien de cadrage ? Voici les conseils que propose Dominique Bériot. La séquence se décompose en 4 grands temps.
Temps 1 : introduire l’entretien
Dans un premier temps, il s’agit, comme évoqué, de bien préciser l’objet de l’entretien. Nous sommes là pour clarifier la demande de la personne en face, la question de comment y répondre sera traitée dans un second temps. Il est essentiel de s’accorder avec le demandeur sur l’intention de la séquence, afin de s’assurer de ne pas créer de frustration. Durant l’entretien, le conseil est de ne proposer aucune solution, aucun modèle, aucune comparaison qui pourraient donner la fausse impression que le sujet est simple et traitable par une approche classique. Au contraire, nous chercherons à faire bonne impression par notre capacité d’écoute plutôt que par notre savoir.
Temps 2 : scanner largement le sujet
La deuxième étape consiste simplement à faire parler le demandeur. “Je vous propose de me dire ce que vous attendez de moi”. En position basse, nous devons être à l’écoute, questionner, clarifier le cas échéant. Une des recommandations de Dominique Bériot que je ne pratique pas assez, c’est d’accompagner le demandeur par des reformulations. “Vous souhaitez donc que nous organisions un séminaire [demande], pour vous permettre de construire une stratégie engageante avec vos équipes [objectif N+1]”. Ce travail de reformulation, qui peut parfois paraître un peu artificiel, a en réalité 2 bénéfices. Il crée le sentiment, chez le demandeur, d’être pleinement entendu. C’est un effet simple et puissant : si quelqu’un répète avec attention ce que vous venez de dire, vous allez vous sentir accepté, écouté et en lien. Second effet : il permet d’ajuster et de corriger en live la formulation des composants fondamentaux et notamment des informations porteuses de sens.
Temps 3 : creuser les points clés
Suite à cette deuxième étape assez libre, on va ensuite passer à des questions plus précises et qui parfois peuvent sembler confrontantes (il est dont important de veiller à préciser au demandeur qu’on va le questionner et que ce n’est pas toujours agréable). Il s’agit d’avoir en tête nos 10 composants fondamentaux et de chercher les informations qui nous manquent. Tout en étant conscient que parfois, il est nécessaire de creuser, d’aller plus loin que ce qu’exprime naturellement notre interlocuteur. Par exemple, lorsqu’il dit que telle personne est une opposante au projet, on peut demander : “qu’est-ce qui vous fait dire ça concrètement ?”.
Dans cette troisième étape, nos questions doivent donc avoir pour objectif d’obtenir des informations factuelles, mais aussi de révéler le système de pensée de notre interlocuteur et de commencer à le faire évoluer. Pour cela, il importe de creuser, de chercher les soubassements des informations données, mais aussi de poser des questions larges, qui laissent de la place à différentes natures de réponses. Par exemple, plutôt que de demander “dans quel délai souhaitez-vous que…”, poser la question : “quelles contraintes estimez-vous nécessaire de respecter ?”. Dans la deuxième version, le répondant peut réellement exposer son système de pensée et décrire ce qui est important pour lui.
Temps 4 : conclure l’entretien
Enfin, il s’agit assez naturellement de conclure l’entretien. À ce stade, encore une fois, on n’a élaboré aucune solution, on n’a aucune proposition. Bériot suggère d’effectuer une dernière récapitulation des éléments collectés : “Je voudrais vous dire ce que j’ai compris de nos échanges, n’hésitez surtout pas à me corriger ou à m’apporter des précisions”. On reformule la demande, l’objectif N+1 et on attend la validation du demandeur.
Enfin, on annonce les prochaines étapes : rencontres potentielles avec d’autres acteurs, deadline à avoir en tête, date d’envoi de nos recommandations… Bériot recommande d’envoyer, suite à l’échange, une note de synthèse rédigée, qui permette au client de retrouver ce qu’il a exprimé et qui puisse être un socle, une base de travail pour la suite.
Il est temps, maintenant, de travailler le sujet en chambre et de formaliser une stratégie de changement.
4/ Modélisation et stratégie
Une fois le cadrage finalisé, il est temps de passer à la réflexion sur la stratégie à adopter pour atteindre l’objectif N+1. Ici, le métier de consultant en transformation s’éloigne de celui de facilitateur. Je serais donc plus court sur ces points. Mais l’approche me semble quand même très riche et peut rejoindre, en bien des points, les sujets traités par la facilitation.
4.1/ La modélisation synchronique
Bériot recommande d’abord de modéliser le système afin de pouvoir réfléchir d’une façon visuelle aux différentes façons d’intervenir dessus. J’ai toujours été très séduit par les représentations visuelles, mais je n’ai jamais réussi à produire ou faire produire quelque chose d’utile. L’approche systémique me parait donc intéressante. Le tip de Dominique Bériot : une modélisation prend quelques minutes à être conçue, mais 2 heures à être finalisée de façon lisible.
Il existe 2 types de modélisation (et on ne doit pas les mélanger) la modélisation diachronique, qui va représenter une évolution dans le temps (un process de production par exemple) et la modélisation synchronique, qui, en l’occurrence, cartographie “à plat” les relations récurrentes entre les acteurs.
Voici un exemple de modélisation synchronique du système à considérer pour aider M. Auber :
Ce qu’on peut observer sur cette modélisation :
- Les positions de chacun par rapport à l’objectif N+1 (indiquées entre parenthèse, entre “-” pour une opposition et “++” pour un soutien fort)
- L’influence des acteurs sur la décision à venir, indiquée par l’épaisseur du train délimitant la bulle
- La nature des relations :
- une relation bloquée entre M. Auber, le demandeur et M. Filaire, le directeur financier (indiquée par cette flèche interrompue)
- une relation forte entre les directeurs opérationnels et M. Filaire au sein du comité directeur (indiquée par l’épaisseur du trait de la flèche)
- une relation opérationnelle entre le DSI et M. Filaire
- une relation forte entre les utilisateurs des directions opérationnelles et l’équipe informatique
- une relation permanente entre les directions utilisatrices et leur hiérarchie (les directeurs opérationnels)
- une relation forte entre M. Auber et son équipe
- des relations “normales” entre le DG, les directeurs opérationnels, M. Filaire et le DSI
La vue “dézoomées” des relations et du rapport de chacun à l’objectif est ce qui va nourrir la réflexion stratégique pour pousser l’intervention systémique.
4.2/ Comment intervenir : la stratégie
Il est temps de trouver, enfin, comment générer le changement demandé, c’est à dire, comment atteindre l’objectif N+1 et les résultats associés. Cette partie de l’ouvrage est assez surprenante pour qui est étranger aux théories de Palo Alto. Il s’agit en effet d’actions assez intuitives, qu’on ne peut prouver en avance, mais qui obéissent à une logique souvent étrange pour le profane. L’inventaire de stratégies possibles correspond à des logiques de fonctionnement des systèmes humains. Il s’agit souvent d’agir d’une façon légère, parfois détournée, pour produire in fine le changement.
Une stratégie d’intervention systémique vise toujours le ou les acteurs influents. Elle s’élabore en suivant la démarche suivante, après s’être imprégné des informations et d’avoir réalisé la modélisation du système (ce qui permet notamment de faire le tri dans les données) :
- identifier les zones nodales de fonctionnement du système (toujours par rapport à l’objectif N+1) ;
- choisir le changement le plus opportun : évolution ou rupture ;
- faire émerger un ou deux principes stratégiques (voir plus loin) : trouver les leviers opportuns pour mettre en mouvement les acteurs concernés ;
- définir une ou plusieurs actions destinées à faire levier sur les zones nodales identifiées précédemment.
La stratégie devra de plus être cohérente avec les caractéristiques du système : permettra-t-elle de contourner ou de faire évoluer les résistances des acteurs ? prend-elle en compte les contraintes du système ? propose-t-elle quelque chose de différent de ce qui a déjà été tenté ?
4.3/ Les 12 principes stratégiques
Les principes stratégiques qui peuvent nous aider se décomposent en principes de type “rupture” (nous souhaitons générer un changement “brutal”, en étant bien sûr vigilants aux enjeux associés pour les gens et l’organisation) et en principes de type “évolutif” (il s’agit de faire évoluer le système dans le temps).
Les 8 principes de type “rupture” :
- Faire plus de la même chose. Un classique de l’école Palo-Alto. Il s’agit d’amplifier un comportement qui conduit à l’échec, pour faire réagir le système. Par exemple, on peut, en tant que consultant, proposer une solution qui a déjà maintes fois été utilisée, pour générer une réaction de rejet qui conduira ensuite à une ouverture.
- Détourner l’attention de la tension. Il arrive que les acteurs dépensent leur énergie à résoudre un problème relationnel. On peut dans ce cas leur proposer un nouvel objectif qui les place dans une situation où ils vont devoir redéfinir leurs modalités de fonctionnement (sans avoir à traiter les difficultés actuelles !). Par exemple, on peut identifier un ennemi commun et travailler à lui faire face.
- Déstabiliser le système. On introduit une information qui va générer de la tension. Il s’agit de mobiliser les acteurs pour mettre en œuvre rapidement des processus et des comportements adaptés. Il s’agit d’être précautionneux et de n’utiliser cela que si il y a menace pour la survie du système. On peut imaginer, par exemple, que la patronne convoque l’ensemble des salariés pour annoncer des résultats catastrophiques et des risques sur les emplois.
- Influencer par le réseau. Ici, on a recours à des personnes influentes à l’extérieur du système mais faisant partie du réseau. Par exemple on peut imaginer une intervention d’actionnaires ou de membres de la famille des dirigeants.
- Modifier le processus. Il s’agit de détourner ou de modifier un flux d’information ou de matière, lorsque les acteurs sont enfermés dans un mode répétitif d’interactions préjudiciables. On peut imaginer, par exemple, que l’information concernant les nouveaux clients soit partagée directement à toutes les équipes et non plus uniquement via le service commercial.
- Recadrer le contexte. Un autre grand classique de Palo Alto. Recadrer, c’est agir sur ce les chercheurs de Palo Alto appelaient la réalité 2. La réalité 1, ce sont les faits. Mais on n’y accède jamais qu’à partir de la réalité 2, nos interprétations. Changer la réalité 2, c’est ce qui permet, in fine de transformer la réalité 1. Il s’agit donc de proposer une nouvelle interprétation, plus fonctionnelle. Watzlawick : recadrer signifie “Modifier le contexte, conceptuel et/ou émotionnel d’une situation, ou le point de vue selon laquelle elle est vécue, en la plaçant dans un autre cadre, qui correspond aussi bien, et même mieux, aux “faits” de cette situation concrète, dont le sens, par conséquent, change complètement.” On peut par exemple suggérer à une équipe commerciale qui se lamente de la perte d’un gros client que c’est enfin l’opportunité de diversifier la base commerciale et de réduire leur dépendance.
- Passer du contenu au processus. On retrouve une stratégie employée en négociation (voir par exemple ma synthèse de Getting to yes). Il s’agit d’agir, non sur le contenu qui nous occupe, mais sur les processus. Par exemple, en cas de conflit sur la répartition des tâches entre 2 équipes, on va travailler non sur cette répartition mais sur les méthodes de décision et les séquences de travail qui permettront de décider.
- Se dégager du problème ou de la solution. Il s’agit de la stratégie de cadrage déjà exposée, où on effectue un changement de niveau logique, pour dégager une vision globale de la problématique, ce qui, en soi, peut permettre des changements.
Les 4 principes de type “évolutif”. Ici, on va retrouver des approches plus classiques en facilitation :
- Rendre le système auteur et/ou acteur du changement. Il s’agit d’intégrer les acteurs dans la clarification et de leur donner de la capacité d’action. Par exemple en les aidant à poser eux-mêmes le problème et en les faisant réfléchir à la solution qui leur conviendrait.
- Agir localement pour essaimer globalement. On réalise une expérience sur un sous-système pour ensuite l’étendre aux autres. C’est une méthode très efficace, qui est à la base de l’appreciative inquiry par exemple et cité par les auteurs de Switch (une synthèse ici). La philosophie est simple : c’est beaucoup plus facile d’étendre ce qui marche que de réparer ce qui ne marche pas.
- Recentrer sur un objectif commun. Il s’agit de faire émerger un objectif qui soit reconnu et accepté par chacun des acteurs. Ainsi, il devra autant que possible intégrer l’objectif spécifique de chaque sous-système et faire ressentir à chacun que sa particularité est prise en compte.
- Autoriser le système à s’auto-réguler. Là aussi, il s’agit de mettre en place des instances qui permettent aux acteurs de passer en mode méta et de faire des choix sur la façon dont ils fonctionnent.
4.4/ Une stratégie pour M. Auber
Qu’a donc fait Dominique Bériot pour aider M. Auber à atteindre son objectif N+1 ? Ce qui apparait clairement dans la situation, c’est que le demandeur, M. Auber, n’a pas de pouvoir de décision. Nous devons essayer de l’aider, sans savoir si, au fonds, le scénario 3 est le meilleur. Sont exclues les approches par l’explication et la prise de conscience de la direction financière. Elles pourraient en effet avoir des effets de repoussoir et, si le scénario 3 est le meilleur, le système le retiendra. Dans le cas contraire, il le rejettera.
La proposition qu’a fait D. Bériot est la suivante. Il existe 2 voies pour influer sur M. Filaire, le Directeur financier. La première passe par le Directeur informatique. La seconde par les Directeurs opérationnels. Comment alors pousser M. Filaire à prendre une décision sans mettre M. Auber en difficulté ?
2 stratégies possibles et complémentaires apparaissent :
- La première consiste à demander à M. Auber d’aller dans le même sens que M. Filaire en lui faisant savoir, par le DSI qu’il est finalement prêt à mettre en œuvre le scénario 1. Etant donné le nombre de demandes des directions opérationnelles en attente, la décision ne peut plus être reportée. On utilise ici le principe du “plus de la même chose”, en allant dans le sens de M. Filaire, qui ainsi, n’a plus de raison d’attendre
- La seconde consiste à exercer, par une autre voie, une pression forte sur le Directeur financier. Pour cela, on utilise l “influence du réseau” : les directeurs opérationnels via l’équipe de cadres de l’adjointe de M. Auber. Cette stratégie consiste à rejeter toutes les demandes des directions opérationnelles, sous prétexte qu’ils attendent la décision de M. Filaire sur le projet. Sous pression de leurs troupes, les Directeurs opérationnels feront à leur tour pression sur M. Filaire – c’est en tout cas ce que l’on espère !
5/ Initier et réguler le changement
Une fois la stratégie définie, comment mène-t-on le changement ? Les “manuels” de change management insistent sur les process, la conduite de projet, la planification. Ici, rien de tout cela. L’approche systémique propose de bien détailler la première action et de rester dans les grandes lignes pour la suite. Il est en effet impossible de prévoir les réactions et la nature des résistances. Les systèmes complexes, par nature, se régulent :
”La régulation est l’ensemble complexe des mécanismes d’ajustement que le système invente et met en œuvre en permanence pour maintenir son équilibre interne et dans le même temps s’adapter à l’évolution de son environnement”
En revanche, s’il est impossible de savoir ce qui va se passer, il est nécessaire d’anticiper sur la régulation du système. L’intervenant doit penser les “rétro-actions” qui permettront de suivre et d’adapter la démarche. Il s’agit d’instances, de temps à prévoir, si les comportements qui émergent ne sont pas conformes à ce qui était anticipé, si des résistances s’organisent ou s’il est nécessaire d’ajuster les objectifs.
Comment cela a fonctionné pour M. Auber ?
Un peu dérouté par la proposition de Dominique Bériot, celui-ci a fini par accepter “Au moins, les choses vont bouger”. Il a défini lui-même les modalités concrètes de mise en œuvre de la stratégie. Un mois plus tard, à la suite du comité directeur, le Directeur financier convoquait un comité de projet spécial pour lui faire part de sa décision de mettre en œuvre au plus vite le scénario 3. On n’a jamais su ce qui s’était passé précisement dans l’esprit de M. Filaire, mais peu importe ! Le résultat était là !
Conclusion et ouverture
J’ai tenté, dans cette synthèse, de faire émerger certains éléments du livre de Dominique Bériot qui me semblaient riches et utiles pour les facilitatrices et les facilitateurs.
Ils sont principalement de 2 ordres et il s’agit de sujets autour desquels, je crois, on tourne lorsqu’on s’intéresse aux enjeux collaboratifs dans les organisations.
D’abord, comment considérer le changement et avoir des modes d’interventions adaptés à la complexité du monde dans lequel on vit ? J’ai particulièrement apprécié Manager par l’approche systémique car j’ai enfin trouvé une démarche “systémique” qui soit concrète et applicable. Loin des schéma sexy mais (à mon sens) bien perchés de Donella Meadows dans Thinking in System, Dominique Bériot propose des outils simples et éprouvés pour faire de la systémique. On peut trouver des éléments complémentaires à cette approche, notamment dans le livre Brave New Work de Aaron Dignan, qui décrit très bien une approche non-analytique du changement avec en prime, une méthode chouette pour favoriser des changements évolutifs (des éléments de synthèse ici) ou dans Switch des frères Heath qui propose une approche extrêmement convaincante des méthodes de transformation (une synthèse ici).
Ensuite, comment mener un entretien de cadrage qui prenne acte de cette complexité et qui nous assure d’avoir “tous” les éléments pour mener notre mission ? C’est la grande force de la méthode de Dominique Bériot : des réponses claires à comment cadrer un projet de transformation. L’essentiel s’applique très bien aux sujets de facilitation (il manquerait nombre de questions concrètes sur les modalités d’organisation et d’animation du temps collectif). J’avais été très inspiré, sur ce sujet, par les méthodologies issues du travail de Matt et Gail Taylor autour de l’engagement des sponsors. Ces méthodes sont très largement présentées dans les livres Collaboration by design de Philippe Coullomb (une présentation rapide ici) et Développer l’intelligence collective de Philippe Labat (présentation idem ici) qui sont deux indispensables de la bibliothèque de la facilitatrice.
Enfin, une question réflexive : quel était mon objectif N+1 avec cet article ? Au service de quoi l’ai-je écrit ? Clairement dans l’espoir qu’il soit lu et que les idées qu’il contient soient utilisées. Je crois, pour aller plus loin, que nous avons grandement besoin de méthodes qui nous aident à nous transformer pour faire face au monde actuel et que ces méthodes doivent être largement partagés. On verra si le lien entre cet objectif N+1 (voire peut-être N+2…) et la demande que je me suis faite sont cohérent !
Le livre est bien sûr bien plus riche que cet article, je vous invite donc à l’explorer si le sujet vous intéresse !
(Les idées et les schémas de cet article sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’auteur)
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